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« L’inégale mobilité des personnes », (n°14 Mobilités)

« L’inégale mobilité des personnes », (n°14 Mobilités)

J’ai essayé au travers de quelques exemples de comprendre comment aujourd’hui les mobilités transnationales des personnes modifient notre rapport au monde. Comment les transferts monétaires ont constitué et constituent toujours l’un des signes dominants des relations que maintiennent les immigrés avec leurs familles, et à travers elles avec leurs pays.

Ce texte est publié en ligne sur le site Internet de Synesthesie à l’occasion du numéro spécial sur la Mobilité (n°14)

« Les banalités, par ce qu’elles cachent, travaillent sur l’organisation de la vie », Mustapha Khayati1.

Presque tout le monde dispose d’une carte bancaire et il est simple d’envoyer de l’argent dans le monde entier via Internet. D’autre part, nous savons que cela ne représente qu’une infime partie des populations, le reste du monde envoie de l’argent via Moneygramm ou encore le porte sur soi, dans ses déplacements.

Malgré ces différences, chacun essaye de trouver des solutions pour avoir accès à l’information et à la liberté dans la plus grande inégalité du système. Ces inégalités démontrent comment les différents types de mobilité induisent aussi différentes qualités d’échanges qui engendrent davantage d’hétérogénéité, de différences, que d’uniformité et de ressemblances 2.

La culture du quotidien est faite de ces mouvements perpétuels, parce que les individus posent chacun à leur façon leur propre mobilité. Considérer la mobilité sous cet angle nous entraîne donc inévitablement à envisager de parler des personnes et de la façon dont certains artistes contemporains aiguillent notre attention. L’art ne donne pas de solution, mais le regard que porte l’artiste attire l’attention vers cette plasticité des comportements et des imaginations.

De tout temps, les individus se sont déplacés. Aujourd’hui, dans le processus de mondialisation auquel nous participons des individus traversent les frontières nationales, se situent véritablement ni ici, ni là, mais ici et là en même temps. Ils peuvent parfois avoir traversé trois, quatre pays et un désert avant d’arriver au « Paradis » 3. Ce « Paradis » qui comme le souligne l’artiste espagnol Rogelio Lopez Cuenca a à voir avec « La fascination et la peur qui définit notre relation avec l’autre : une idéalisation négative, suggérée par les médias qui propagent à la fois la panique de la grande migration, l’invasion des misérables. Un racisme à deux vitesses : celui xénophobe et celui déguisé de tolérance qui masque l’indifférence, un racisme qui ne s’intéresse qu’aux aspects les plus touristiques de la culture, maintenant les personnes dans un esclavagisme à perpétuité comme dans un parc thématique ».

Ces futurs immigrants veulent échapper à la terreur régnant dans leur propre pays, ou à l’esclavage touristique dans lesquels ils sont maintenus. Leur plus fort désir est donc celui de partir plutôt que de se voir parqués dans des camps de fortune. Aujourd’hui, des communautés entières sont amenées à avoir une mobilité sans condition pour survivre des situations inimaginables. Une fois arrivés, il leur faudra bien souvent à la fois travailler pour le quotidien et continuer à envoyer de l’argent pour la famille là-bas. Les activités qui sous-tendent ces communautés reposent précisément sur l’appartenance ou non de chaque personne à l’espace de Schengen. En effet, qui accepterait de travailler au noir pour 5 euros par heure, à faire du ménage, sinon des personnes qui sont dans de vraies nécessités. Donc, aujourd’hui comment selon Alexandro Portes, peut-on envisager des solutions dans une plus grande pluralité afin de fonctionner non pas par une reconnaissance « par le bas », mais par des repères d’appartenance à une citoyenneté et par des désirs d’activités le plus souvent informels et multiples : parler la même langue, prendre des nouvelles, échanger des savoirs, etc…

L’enseignement étant le plus grand outil de transmission, pourquoi ne pas le mettre plus à profit ? Aujourd’hui dans une classe maternelle de banlieue comme Saint-Ouen, jusqu’à 80 % des enfants sont issus de parents d’origine non européenne. Comment trouver des solutions inventives aux nouvelles valeurs d’échanges engendrées par la mobilité financière du monde contemporain ? Comment transmettre des repères, comment donner les moyens aux filles, notamment, d’avoir leur place dans la société ? Comment donner un mode d’enseignement approprié à toutes les richesses culturelles qui se trouvent ici, dans nos vies ? Les enseignants comme les parents naviguent le plus souvent avec bon sens vers la socialisation des enfants. Tout se passe bien jusqu’à ce que le manque de reconnaissance engendre des comportements exclusifs, le besoin de valorisation culturelle étant si fort que les signes d’identifications les plus significatifs reprennent le dessus. Qu’il s’agisse de produire à la chaîne des archétypes du porno ou des voiles, le business n’a jamais été aussi fleurissant…

Ainsi, l’artiste Emily Jacir née en 70 et qui vit entre la Palestine et New York, a réalisé ’Sexy Sémite, 2000-024 un travail qui a constitué à surligner des petites annonces. Gardées dans leur contexte, elles nous permettent d’observer que les mêmes phénomènes de désir d’identification fonctionnent que ce soit à Paris, Bangkok ou Moscou. Dans un monde où l’on n’a jamais autant voyagé, comment se fait-il que les mythes de l’identité soient toujours assujettis à des paradigmes aussi réducteurs ? Comment se fait-il qu’on n’aille pas au-delà de l’image des Mille et une Nuit et de la Geisha Japonaise et que l’on ne parle pas plus de l’excision ou du tourisme sexuel des enfants ? Comment se fait-il aussi que la place de la femme soit toujours maintenue au stade d’objet, comme le souligne avec beaucoup d’humour le travail de Pilar Albarracin, qui s’est allongée sur le toit d’une Mercedes au même niveau que les bagages débordant du toit pour faire l’aller-retour vers le Maroc5.

On n’a jamais été aussi mobile et en même temps, il s’agit d’un défi extraordinaire pour un non-ressortissant européen de se déplacer, ou pour un enfant palestinien de jouer au foot avec un israélien comme le montre aussi Emily Jacir dans le projet réalisé dernièrement pour la Biennale d’Istanbul.

Pour qu’un historien chinois puisse aller donner une conférence, il devra en faire la demande des mois à l’avance, justifier son déplacement et bien sûr payer un visa qui sera toujours plus élevé que ce qu’il gagnera éventuellement en donnant sa conférence. De la même façon, la lettre standard que Mathieu Lauretteadresse aux ambassades des pays où il « envisage le cas échéant de s’installer, (…) en les remerciant de lui communiquer les informations en matière d’acquisition de la résidence et de la nationalité susceptibles de lui être appliquées » est un travail –« in progress »- qui fait partie de la « Série des Projets de Citoyenneté »6. L’artiste réutilise les fonctionnements propres aux ministères des affaires étrangères qui répondent toujours systématiquement (et diplomatiquement) par la négative, comme si la voie de la légalité était une impasse dans le monde de la mobilité.

D’une autre façon, et depuis déjà un moment, j’étais intriguée par les photos de travaux, des certificats encadrés et des dessins d’enfants chez mon garagiste. Ne pouvant plus contenir ma curiosité, j’ai demandé à Thama pourquoi il y a dans son garage des certificats de dépôts de somme d’argent, mentionnant le nom du donateur, avec date etc. Il m’a expliqué qu’il envoyait régulièrement de l’argent au Laos dans son pays d’origine et que ces dons modestes participaient directement à la construction d’une école primaire. Finalement, je comprenais la raison de cet accrochage au milieu des outils. Cet exemple parmi d’autres montre au quotidien des modes de mobilité financière, bien modestes par rapports à celles de multinationales, qui permettent de trouver des solutions entre les personnes expatriées et celles restées au pays d’origine. À cet égard, un artiste espagnol Josep Maria Martin7a fait un travail qui s’appelait « Milutown », une sorte de prototype de maison portable. Un dispositif en constante mobilité conçu pour accueillir des personnes autour d’un bal pour personnes âgées, un café internet, un dispositif d’invention qui s’adapte aux situations. Dans un autre état d’esprit, il a aussi fait un projet autour de la prostitution en constante mobilité sur les grands axes de villes Italiennes qui l’hiver brûlent des pneus pour se chauffer. Que ce soit sur les boulevards Maréchaux de Paris ou de Barcelone, le quotidien cache aussi une certaine organisation.

Bien des personnes envoient en effet de l’argent dans leur pays d’origine à leur famille et le système des tontines africaines est connu pour agir à un niveau local. Des femmes ont su depuis la fin de la colonisation, non sans mal par ailleurs, développer des systèmes coopératifs. Ce système précaire de solidarité permet en effet de développer des projets à long terme dans un secteur défini comme informel. Au Bénin, après le scandale de la Banque Centrale et étant donné que la majorité de la population travaille dans le secteur informel, des systèmes de financement ont été crées pour une clientèle diversifiée, qui, pour des raisons de modalité, n’a pas accès aux banques classiques. La plus répandue, l’association rotative d’épargne, encore appelée « tontine » se manifeste au Bénin à travers le personnage du banquier ambulant, appelé « tontinier collecteur ». Les tontines restent néanmoins un moyen de financement assez précaire, car tout ici se joue dans le court terme. L’artiste nigérienne Fatimah Tuggar a réalisé justement une série de travaux qui donne une visibilité à cette précarité au regard de l’opulence du monde occidental8. Si les tontines permettent de développer des activités de survie pour améliorer le quotidien, elles ne permettent pas de financer des activités d’une rentabilité convenable, et donc de dépasser le seuil de la pauvreté.

Les Bengalais qui résident au Royaume-Uni envoient des fonds dont le montant dépasse largement celui de l’aide britannique, officielle ou non, au Bangladesh. Ces transferts constituent, dit-on, près du tiers des devises. Ce constat tend aujourd’hui à se répandre dans de nombreux endroits sur terre souvent associé à des pays ou régions déficitaires ou dont la balance économique est au plus bas. L’analyse du grand spécialiste Murad Qureishi sur ce thème montre ainsi, dans son étude de faisabilité, que les obligations adossées aux transferts de fonds sont destinées à financer des projets de développement ( qui sont en fait des infrastructures capital-risque). Certains produits de ce type existent déjà sur le marché. Par exemple, en août 2001, la Banco do Brasil a émis 300 millions de dollars d’obligations sur cinq ans en utilisant comme garantie les futurs envois de fonds en yens réalisés par le million de Brésiliens expatriés au Japon.

Bien que fragiles, des phénomènes nouveaux et inattendus se dessinent derrière ces mouvements internationaux de capitaux. Salariés de la restauration, chauffeurs de taxi, et employés de maison empiètent de plus en plus sur des territoires délaissés par les banquiers et les fonctionnaires. Selon les chiffres de la Banque Mondiale, pour la première fois, l’année dernière, les fonds envoyés chez eux par de modestes travailleurs ayant émigré dans les pays riches ont dépassé le total de l’aide publique, des prêts bancaires privés et des crédits du FMI et de la Banque Mondiale réunis. La valeur totale de ces transferts vers les pays en développement a atteint 80 milliards de dollars, soit le double de l’aide accordée par les pays riches. À côté, les 16 milliards de dollars de prêts nets (publics et bancaires) paraissent bien modestes. Certes, le rapatriement des salaires des travailleurs immigrés n’est pas un phénomène nouveau ; ce qui l’est, c’est son ampleur et son importance pour les pays en développement. « Le plus étonnant, c’est qu’au lieu de recevoir des investissements, les pays pauvres exportent des capitaux, car leurs riches élites s’empressent de mettre leur fortune en lieu sûr, c’est-à-dire en Occident (cf. Philip Suttle, Global Development Finance). Les inégalités entre les familles et les communautés locales du tiers-monde sont exacerbées et non atténuées par les activités transnationales des émigrés. La force de travail et les classes dominées restent « locales » alors que les classes dominantes rayonnent de manière « globale ». D’autre part, même si elles sont exportées, elles restent pour les deux premières générations fortement attachées à leurs origines »9.

L’expatriation des travailleurs est ainsi un mécanisme qui paraît être plus qu’inévitable, plus que jamais actif pour les pays pauvres. Dans de nombreuses villes européennes, à défaut d’avoir une politique d’accompagnement, il existe des journaux officiels ou non qui s’adressent à ces différentes communautés sur leur droit, des petites annonces, etc…10.

L’artiste Sue Williamson qui vit en Afrique du Sud questionne dans ses photographies et dispositifs sonores le statut de l’étranger dans les démocraties modernes et nous interroge sur ceci : « en quoi les frontières peuvent-elles encore êtres légitimement imposés aux déplacements des personnes dans un monde qui tire tant de profits de tous ordres de la circulation des personnes et des biens »11 ? Le remodelage de la culture populaire d’après les modèles étrangers et l’introduction de modèles consuméristes est sans rapport avec les niveaux des salaires locaux. Ce processus exacerbe le désir de partir en creusant l’écart toujours plus grand entre les réalités locales et leurs nouvelles aspirations à consommer. Pourquoi est-ce qu’en République Démocratique du Congo aujourd’hui encore les modèles francophones sont toujours aussi infiltrés dans la société ? Pourquoi est-ce que les gens sur place connaissent parfaitement Jacques Martin, Star Académie et la dernière paire de N…e sortie à New York ? Pourquoi jouent-ils au Morpion et au Solitaire et donnent-ils de la farine en poudre périmée ? Pourquoi le monde de la sape est-il si important alors que la ville même de Kinshasa a des milliers d’enfants Tchégué (enfants soldats) dans la rue ? Comment transmettre la nécessité pour nous tous de connaître l’histoire des uns et des autres pour mieux en mesurer la portée dans le rapport contemporain à notre propre histoire ?

Pour l’heure, il semblerait que si ces pays veulent avoir des écoles, des routes et des hôpitaux, le mieux qu’ils puissent faire, c’est attendre une lettre de l’étranger…

Ecrit par Cécile Bourne-Farrell, 22 oct. 2003

↑ 1Mustapha Khayati, « Captive Words (Preface to a Situationist Dictionary), » in G. Debord and the Situationist International, ed. Tom McDonough (Cambridge, MIT Press, 2002), P.173↑ 2Rogelio Lopez Cuenca, http://www.malagana.com/elparaiso/t… et Biennale d’Istanbul2003, http://universes-in-universe.de/isl…↑ 3Alejandro Portes, Actes 1999↑ 4Extrait du catalogue ’Homeland’, ed. Whitney Art International Study Programme, New York, 2003 Ou pièce extraite de la Biennale d’Istanbul, 2003 ; http://universes-in-universe.de/isl…, www.debsandco.com↑ 5Pilar Albarracin, « la Noche 1002 », Vidéo-performance et photographie, Nmac, 2001www.pilaralbarracin.com↑ 6Mathieu Laurette, F.Y.I (For Your Information), 2002, cf.http://www.laurette.net/projects/in…, présenté récemment dans G.N.S (Global Navigation System), juin-juillet 2003.↑ 7http://www.terra.es/cac/especiales/…↑ 8Fatimah Tuggar, « Fusion Cuisine », 2000, Collage de Vidéo, Courtesy Art&Public, Genève, présentée à l’exposition « Transferts », Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, été 2003 http://home.jps.net/ nada/tuggar.htm↑ 9Faisal Islam, « Les Emigrés, financiers du Tiers Monde », Courrier International↑ 10Voir également à ce sujet la revue Toumaï : « La revista de Madrid para los inmigrantes », diffusion à 20.000 ex. redaccion@resvistatoumai.com L’Immigration Espagnole dans le Nord de l’Afrique est représentative de cette relation : voir Juan nautista Vilar, « Immigration y presencia Espanola en el Norte de Africa, XIX-XX », Migrance n°21, 2002↑ 11Sue Williamson, « Better Lives », 2003, exposition « Transferts », Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, été 2003

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