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Younès Rahmoun, « Ghorfa – Ici, Maintenant »

« Ghorfa – Ici, Maintenant »

Younès Rahmoun, « Ghorfa – Ici, Maintenant »

Qui n’a jamais rêvé de construire sa propre cabane au sommet d’une colline ? Combien de fois cette idée-là est venue obséder nos pensées depuis notre enfance ? Combien d’histoires nous ont été contées sur l’idée de la maison où un berger s’est réfugié ou d’un petit mausolée accroché au flanc d’une montagne ? Y est-on vraiment allé, était-ce un rêve ou une fable racontée ? Ou s’agit-il simplement d’une construction mentale, fruit de l’imagination des petits et des grands ?

Qu’elle soit réelle ou pas, on a tous fait l’expérience de cette maison-là, de la cabane ou de la grange à foin où l’on aimait se réfugier et bâtir son propre monde. Ce qu’on attend d’un tel endroit, c’est bien l’idée d’accéder à un autre univers, de prendre distance, de regarder avec un certain recul la réalité, comme le propose le travail de Younès Rahmoun. Avec ses œuvres, chaque personne peut s’approprier l’acte d’être là, dans l’instant présent dans et avec des formes qui apportent leur richesse symbolique.“Des formes à la fois palpables et impalpables, précise l’artiste. Ce sont des éléments puisés dans ma propre culture et dans celles du monde. Je cherche toujours à aboutir à des résultats visuels et conceptuels universels, accessibles à tout le monde, des œuvres qui parlent du contemporain et mènent à la méditation’’.

Les maisons rifaines, au Nord du Maroc, comportent traditionnellement une chambre en hauteur, qu’on appelle Ghorfa, réservée à l’intimité du chef de famille, un endroit très respecté où les parents dorment et se livrent à leur activité spirituelle quotidienne. Cette chambre fait partie de la construction organique des maisons traditionnelles. C’est autour de cet espace que Younès Rahmoun construit une grande partie de son travail artistique puisque pour lui la Ghorfa est aussi l’espace dans lequel il a vécu pendant sept ans, le seul endroit “à lui”, qui se trouvait sous les escaliers de sa maison familiale à Tétouan. Younès Rahmoun est originaire de Beni Boufrah, une petite commune dans le Rif qui a accès à la mer. C’est dans la petite bourgade de Beni Boufrah, véritable oasis après la dureté des montagnes du Rif, que l’artiste a choisi d’acquérir en 2007par voie juridique une parcelle de 990 m2 sur un champ de sa famille. La forme de cette parcelle est délimitée par des pierres peintes en blanc et renvoie approximativement aux proportions de la Ghorfa 1. A l’intérieur de cet espace, un angle en flèche indique la direction de La Mecque, repère crucial pour la construction de cet habitat. La Ghorfa originale de Tétouan présente la même orientation. Autre trait commun, la source de lumière. Celle-ci provient d’une petite ouverture ronde qui éclaire à peine la pièce une fois qu’on a fermé la porte. Ne laissant rien au hasard,Younès Rahmoun a tenu à respecter et à reproduire à l’identique les particularités de cet espace.

Ce projet itinérant a débuté à L’appartement 22 en 2006 où l’artiste avait dessiné à la craie le plan à l’échelle 1 sur le sol et projeté une vidéo de la Ghorfa en trois dimensions. Depuis, le désir de l’artiste de développer une Ghorfa publiquement n’a fait que grandir : que ce soit dans la réalisation de dessins ou dans une construction en extérieur comme à la Biennale deSingapour ou à Beni Boufrah. Ici, l’artiste a construit une petite maison sur la colline, une maison qu’il appelle Ghorfa, qui a les mêmes proportions que l’espace où il a habité chez ses parents. Il a souhaité que cette petite maison restitue à la société à laquelle il appartient, un lieu à la fois privé etpublic. Dans l’idée de donner un espace à sa communauté, de proposer un lieu pour la réflexion, de rendre en somme la possibilité de prendre distance avec la ville et ses nouvelles préoccupations.

Aller voir la Ghorfa nécessite de prendre le temps d’accepter le détour desroutes de montagne du Rif, ce qui est un véritable voyage initiatique quiprédétermine la disposition mentale dans laquelle on se trouve avant mêmed’arriver. S’y rendre, c’est aussi comme dans beaucoup d’oeuvres de Younès Rahmoun, emprunter un chemin simplement suggéré, en l’occurrence un chemin deterre qui conduit à la colline. Il est possible d’observer la Ghorfa d’au-dessus,de l’apercevoir de loin entre les amandiers, de l’approcher et d’en revenir ensuivant l’ancien lit d’une rivière asséchée. Ce parcours offre “le libre choixpour le visiteur de s’arrêter où il le souhaite, d’admirer la vue plongeantesur le village, de toucher la terre, de ramasser des plantes,… d’avoir ainsiune vision à la fois micro et macro de ce lieu”, tient à préciser l’artiste. Onappréciera le projet qui agit aussi par le fait de s’oublier, de “setranscender” dans l’effort de monter la pente pour se rendre dans cet endroitsi particulier.

Younès Rahmoun a souhaité prendre en considération le contexte local qui construit traditionnellement en pierres. Pour cette raison, il a fait appel à un équarisseur qui a taillé les pierres ramassées dans le lit de la rivière voisine. L’extérieur de la maison est renforcé par une sorte de trottoir de 50cm de largeur recouvert de ciment, sur lequel on peut s’asseoir. À l’intérieur, le sol est en ciment, les murs en pisé et le plafond en terre soutenu par une charpente en eucalyptus, l’extérieur étant protégé par une couche de béton. Les murs intérieurs sont peints avec un mélange de chaux et de ciment par l’artiste, la porte est en bois peint en gris. Ce projet est ainsi le résultat d’une fusion et d’une critique des modes de construction d’aujourd’hui qui dénigrent ceux plus traditionnels au profit du béton systématiquement utilisé de nos jours.

Sur la parcelle, il a le projet de faire pousser des arbres emblématiques du pourtour méditerranéen et qui sont mentionnés dans les écritures saintes.Soit un olivier, un figuier, un palmier, qui ne porteront pas ombrage à la culture traditionnelle du blé et du chanvre cultivés dans la région du Rif. L’artiste a réalisé ce projet en collaboration avec la Maison des jeunes locale de Beni Boufrah dont le directeur 2 accompagnera les visiteurs jusqu’à la Ghorfa, devenant en quelque sorte l’un des passeurs du projet. Cette œuvre est gérée localement par des personnes mandatées par l’artiste qui assureront le bon suivi du lieu et l’accompagnement des personnes qui souhaitent s’y rendre selon un protocole mis en place par l’artiste 3. Ce programme va se dérouler sur une année avec la participation des populations locales, comme le poète Marzouk Youssfi, habitant de Beni Boufrah, qui a décidé d’y consacrer du temps, ou encore la coopérative agricole Nouarif constituée de trente-cinq femmes qui viennent cueillir sur ce territoire les plantes aromatiques et médicinales qu’elles distribuent en partie sur Internet.

Bien avant le projet Ghorfa, Younès Rahmoun était déjà intervenu à Beni Boufrah avec un travail réalisé à la chaux sur des meules de foin dont il avait repeint en blanc les pierres quiretiennent le fourrage (“Temmoun”, 1996). L’artiste avait aussi fait pendre despierres de la charpente de la maison de sa grand-mère (“Jadibiya”, 1997) en utilisant les trois éléments qui caractérisent les meules de foin : les pierres et les cordes qui retiennent les meules ainsi que la terre au sol.Transposés dans l’espace familial, ces éléments révélaient toute la valeur plastique du paysage agricole typique du Rif. Plus tard, dans le patio d’une autre maison, il a également associé différents éléments de la vie courante en réalisant un grand damier de briques et de cendre (“Nadhm”, 1999). Ailleurs,dans une autre ferme de sa famille, il a rempli un bassin à l’abandon avec environ 450 sacs de poubelle noir réduits à la fin de l’intervention à l’étatd’une seule “boule” de 23 cm de diamètre (“Mika”, 2004), pour mettre en reliefles questions environnementales et réaliser une sorte de “recyclage esthétique”. Cette démarche de recyclage cherchait à alerter la communauté surl e devenir de la région du Rif, délaissée après la migration massive des jeunes vers le continent européen. “L’assèchement de ces réservoirs d’eau et la diminution de l’activité agricole sont les conséquences de la passivité ambiante et du rêve d’aller vers un ailleurs qu’on imagine plus attrayant”,explique Younès Rahmoun. Ce qui lui importe dans ces actions, c’est de partager, dans ces paysages traditionnels, une expérience avec le visiteur en perturbant les habitudes tout en utilisant les mêmes outils, les mêmes repères visuels que ceux qui sont utilisés par les autochtones.

Younès Rahmoun travaille autant avec des minéraux et des matières pures comme la pierre et l’eau de source, que des éléments traités, en replaçant toujours l’usage qui en est fait au centre de ses préoccupations. La lumière est ainsi au coeur du travail comme élément révélateur de la présence et de la croyance.Une des versions de la Ghorfa réalisée en été 2007 en Seine-Saint-Denis au centre d’art de Synesthésie 4 permettait, dans les mêmes proportions qu’à Beni Boufrah, de visualiser l’intensité de la quiétude des personnes invitées à se “poser” dansla Ghorfa grâce à un dispositif électronique de détecteurs. L’utilisation de ces diodes vertes, expression d’une certaine lumière intérieure, symbolise pour l’artiste le “jardin intérieur” 5 que l’on porte chacun en soi. A Singapour, lors de la Biennale 2006,le tic-tac d’une horloge rythmait le temps à l’intérieur de la Ghorfa tandis que la couleur verte en délimitait l’espace, réunissant ainsi le “Maintenant, ici”.

Ghorfa est une œuvre à vivre, d’où jailliront différentes interventions, notamment dans le cadre du projet Multipistes, pendant lequel Younès Rahmoun réalisera une nouvelle version de la Ghorfa en Hollande 6. La présentation de cette même installation dans un autre pays offre le risque de déplacer une expérience vers d’autres présents.“Que ce soit en lien avec l’environnement, les gens ou la culture de la terre d’accueil de ce volume, la Ghorfa reste un support, un prétexte à projeter son inspiration”, nous rappelle l’artiste.

Cécile Bourne-Farrell, Saint-Ouen, le 3 décembre 07

↑ 1

214x236x150x190 cm au sol,  la plus grande hauteur est de 185 cm et la plus basse de 65 cm. Ces  dimensions considèrent l’espace intérieur de la Ghorfa et n’incluent pas  l’épaisseur des murs.

↑ 2

Monsieur Ismail Seddik

↑ 3

Le protocole d’utilisation  de la Ghorfa consiste à utiliser le lieu autant qu’on le souhaite à condition  de le laisser comme on l’a trouvé en arrivant. Autre condition, seule une  personne à la fois peut pénétrer dans la Ghorfa. On peut donc y venir avec  des objets qu’on affectionne ou que l’on pense utile à sa réflexion (tapis,  ordinateur, bougie, etc.). Une clé du lieu est à retirer et à ramener à la  Maison des jeunes de Beni Boufrah, l’autre étant chez la grand-mère de  l’artiste, Tama Charchaoui.

↑ 4

www.synesthesie.com

↑ 5

En arabe, “janna dakhiliya”  désigne également le “paradis intérieur”.

↑ 6

En Hollande, au printemps  2008, dans la campagne d’Amsterdam, Younès Rahmoun va construire, dans les  mêmes proportions que les précédentes versions, une Ghorfa haute de six  mètres par rapport au niveau de la mer du Nord, un chiffre qui  correspondrait, selon les scientifiques, à la montée du niveau de la mer dans  quelques dizaines d’années. Cette évolution mettrait les Pays-Bas  particulièrement en danger.

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